Ce 22 janvier 2024, le Premier ministre indien Narendra Modi inaugure un nouveau sanctuaire dans la ville d’Ayodhya, une des villes saintes de l’hindouisme. C’est un temple grandiose, tout en marbre et en grès rose, reposant sur 392 piliers sculptés, et dédié au dieu Rama, divinité particulièrement vénérée dans le nord de l’Inde. La construction de ce temple sur le site d’une ancienne mosquée démolie en 1992 par une horde de civils fanatisés, est l’aboutissement de la promesse de campagne du mouvement hindouiste et de ses leaders au pouvoir à New Delhi depuis bientôt 10 ans.
Dans l’esprit du Premier ministre Modi qui s’est déplacé personnellement pour la cérémonie de consécration du temple, comme il l’avait fait il y a quatre ans à l’occasion de la pose de la première pierre, l’érection de cet édifice conçu pour incarner le suprématisme hindou, représente un tournant dans l’histoire moderne de l’Inde. Elle annonce l’entrée de son pays dans « une nouvelle ère », celle de l’hégémonie hindoue, à mille lieux de sa tradition laïque et plurielle imprimée par ses pères fondateurs à l’indépendance en 1947. Après 70 ans de sécularisme, l’Inde sous l’égide de ses nouveaux maîtres renaît « hindoue ».
Une mosquée à trois dômes
Située dans le nord de l’Inde dans l’État de l’Uttar Pradesh, la ville d’Ayodhya a longtemps été une bourgade endormie, provinciale. Toutefois, c’est un nom que tous les Indiens connaissent car ils ont grandi en écoutant la légende de cette ville antique. D’après le Ramayana – l’Iliade indien – , elle fut le lieu de naissance du Dieu Rama il y a plus de 7 000 ans et plus tard la capitale de son royaume.
Ville importante pour l’islam indien aussi, Ayodhya abrite une large population musulmane qui a longtemps prospéré autour de son imposante mosquée à trois dômes, bâtie en 1527, sur l’ordre du souverain Babur, fondateur de la dynastie moghole. Cette mosquée qui est restée en activité jusqu’au début des années 1990, a été depuis le XIXe siècle au centre de controverses, avec les zélotes hindous revendiquant le site, qui selon la légende populaire, aurait été le lieu de naissance de Rama. Pour les fanatiques hindous, la mosquée aurait été construite sur le site d’un temple dédié à Rama, sans que ces affirmations ne soient jamais confirmées par l’investigation scientifique. Même les fouilles archéologiques conduites par le très sérieux « Archaeological Survey of India » n’ont pas réussi à déterminer si les ruines trouvées sous les fondations de l’édifice étaient des mosquées ou des temples.
Toujours est-il qu’avec la montée du fondamentalisme hindou en Inde à partir des années 1980, la polémique autour de la mosquée d’Ayodhya a rejailli sur le devant de la scène. L’histoire s’est accélérée le 6 décembre 1992, lorsqu’une foule de croyants hindous, mobilisés par les mouvements politiques extrémistes, a pris d’assaut la mosquée médiévale et l’a démolie à coups de pioches et de marteaux, arrachant ses dômes et ses murs brique par brique. Dans la foulée de ces violences, ont éclaté à travers le pays des émeutes interconfessionnelles dont l’Inde est coutumière, faisant plus de 2 000 morts, surtout parmi les musulmans.
Sur le plan politique, cette ambiance de crimes et de chaos a surtout profité aux fondamentalistes hindous. Écartant le Congrès qui a gouverné le pays quasiment sans interruption depuis 1947, mais désormais en perte de vitesse, le parti nationaliste hindou (le Bharatiya Janata Party ou le BJP) a pris le pouvoir, une première fois en 1996 pour cinq ans, avant de revenir aux manettes en 2014 sous l’égide de son leader Narendra Modi. Populiste et idéologue du mouvement de l’« hindutva » (projet d’hégémonie hindoue), ce dernier est arrivé au pouvoir en promettant aux fidèles qu’il allait construire le temple de Rama sur le site même de la mosquée d’Ayodhya.
Or, depuis la démolition de la mosquée en 1992, l’affaire a fait l’objet de batailles juridiques interminables, avant que la Cour suprême indienne ne se saisisse du dossier. C’est sous le second mandat de Narendra Modi que le verdict est finalement tombé. Si, pour les juges de la plus haute juridiction, la démolition de la mosquée relevait d’un « acte calculé », perpétré « en violation flagrante » de la loi, ils ont pourtant ordonné l’octroi d’un nouveau terrain à 25 kilomètres d’Ayodhya pour la construction d’une nouvelle mosquée et autorisé la construction du temple sur le site même de l’ancienne mosquée.
Les conditions étaient désormais réunies pour la réalisation de la promesse faite par Narendra Modi et ses compères du BJP aux zélotes hindous en contre-partie de leur soutien au projet. Le rêve devient réalité.
Animal politique
Il l’avait promis, il l’a fait. C’est pour rappeler qu’il a tenu sa promesse que Narendra Modi est venu à Ayodhya pour l’inauguration de son temple. Toutefois, les choses ne se sont pas passées comme il s’y attendait. Primo, les principaux leaders de l’opposition ont décliné l’invitation à assister à l’inauguration du temple dont la construction relève, pour eux, de l’instrumentalisation politique de la religion. Plus grave encore, les grands prêtres de l’hindouisme qui devaient officier à la cérémonie de consécration, eux aussi, se sont déclarés aux abonnés absents, arguant qu’il leur était interdit par les textes sacrés hindous d’installer des idoles des divinités tant que la construction n’était pas complètement terminée.
Or, il se trouve que, lancés en 2020, les travaux de construction du temple Rama d’Ayodhya ne seront réellement achevés qu’en 2027. « Le temple n’est pas prêt, mais Narendra Modi est fin prêt », ironise le politologue Balveer Arora. Le souci du Premier ministre de ne pas attendre la fin des travaux s’explique par la politisation de l’affaire. « La date de consécration du temple a été fixée avec un œil sur le calendrier électoral, souligne Balveer Arora. Le gouvernement envisage de dissoudre le Parlement en février et de convoquer dans la foulée des élections qui doivent se tenir avant juin. »
Animal politique par excellence, le Premier ministre mise sur la visibilité que lui procure la cérémonie d’inauguration d’Ayodhya pour remporter une troisième victoire électorale, ce qui lui permettra de concurrencer les Nehru et les Indira Gandhi, ses éminents prédécesseurs à la primature de l’Inde. Vu les taux d’opinions favorables dans les sondages, Modi pourrait bien obtenir le « hat trick » (triplé) qu’il ambitionne de réaliser, malgré l’extrême polarisation de la société indienne selon des lignes de fracture identitaire que dix années de pouvoir de Modi ont favorisée.
Dans ces conditions, comme l’écrit Audrey Truschke, professeure de l’histoire d’Asie du Sud à l’université Rutgers, aux Etats-Unis, « l’inauguration du temple d’Ayodhya risque d’être de très mauvaise augure, pas seulement pour les musulmans indiens, mais aussi pour les hindous qui croient encore aux valeurs fondatrices de leur pays, le pluralisme et la laïcité ». Alors que les hindous doivent s’adapter à une société indienne rétrécie où le politique est déterminé désormais par le religieux et vice versa, les musulmans doivent se résigner à leur marginalisation grandissante et à une cohabitation tendue avec la majorité hindoue, avec leur liberté de culte de plus en plus réduite. Déjà plusieurs grandes mosquées du pays font l’objet de revendications diverses devant les tribunaux et risquent de connaître le même sort que la mosquée d’Ayodhya.
La construction du temple d’Ayodhya, autorisée par une Cour suprême indienne qui a de plus en plus de mal à soutenir l’État de droit, est annonciatrice de l’avènement d’une Inde amoindrie, revue et corrigée dans ses ambitions démocratiques, selon nombre d’observateurs et d’analystes.